Papier toilette
Palais présidentiel, Tighinău, Nistrovie
26. Septembrie 2041

Cela faisait un peu plus de deux semaines maintenant que les rues de la capitale nistrove étaient agitées par des manifestations quotidiennes. Pendant toute la journée les Dobrogèves
(valdacophones) donnaient de la voix, appelant à grands coups de mégaphone et de banderoles à la démission du président de la République... à deux mois des élections. Pour Pavel Timofti, l'ensemble de son cabinet et ses conseillers du Parti des Travailleurs
(communiste) et du Parti des socialistes, cette contestation était forcément pilotée de l'extérieur. De Valdaquie ? Pour sûr.
Ce matin-là, le chef d'Etat avait mal dormi et affichait la tête des mauvais jours. Soumis à une pression constante, de plus en plus forte, il était régulièrement réveillé par les feux d'artifice et les pétards lancés par les manifestants, qui campaient juste en face du Palais présidentiel, de 21 heures à trois heures du matin. Et pour ne rien arranger, Pavel Timofti souffrait de diarrhées aiguës. Dans un état de stress permanent, il n'arrivait plus à y voir clair et prenait des décisions plus absurdes les unes que les autres : il avait proscrit toute sortie du personnel permanent du palais présidentiel par crainte que quelqu'un se fasse lyncher, dehors. Ordonner à la police de disperser la foule ? Impossible. Les esprits étaient tellement échaudés que toute réaction violente pourrait causer sa perte. Il ne lui restait qu'un seul choix...
Le mot "démission" tournait inlassablement dans la tête présidentielle, et ce jusque dans les toilettes de son palais où il faisait la grosse commission pour la quatrième fois de la matinée. Quel serait son destin ? Renoncer à l'exercice du pouvoir de manière plus ou moins honorable ou rester barricadé dans ses W.C en espérant que les manifestants valdacophones ne viendraient pas l'y chercher ? Il arracha les cinq dernières feuilles de papier toilette puis remonta son pantalon avant de tirer la chasse d'eau et de se laver les mains. Alors qu'il était prêt à se saisir d'un stylo et à coucher les mots fatidiques sur le papier, une désagréable surprise se présenta devant lui. C'était Nadejda, sa jeune secrétaire, qui avait un pli à lui remettre.
Nadejda Garipova
Secrétaire du président Pavel Timofti
« Monsieur le président, c'est pour vous.
Elle vient d'Albarea et est signée "Petru Ursachi"... »
Sans un mot, le président Timofti se saisit de la lettre alors que Nadejda tournait les talons. Cela faisait quelques mois qu'elle supportait les crises de colère de son patron et elle savait qu'il ne valait mieux pas rester dans les parages lorsqu'elles survenaient. Le chef d'Etat vint s'asseoir derrière son bureau, la boule au ventre, avant d'ouvrir l'enveloppe et de lire la missive valdaque.
Pavel Timofti
Président de la République
« Putain ! Alors là c'est le bouquet... cet enculé d'Ursachi... de quel droit se permet-il de me donner des ordres ?! Il va voir ce que je vais en faire de sa lettre à la con. »
Exaspéré, il saisit un briquet quand Ion Luca Ureche, son conseiller spécial, pénétra dans son bureau, en sueur.
Pavel Timofti
Président de la République
« On vous a jamais appris à frapper ?! »
Ion Luca Ureche
Conseiller spécial de Pavel Timofti
« Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur le président, mais les nouvelles ne sont pas bonnes. Les
Carabinieri (gendarmes) de Camenca ne répondent plus. On dit qu'ils se sont ralliés aux manifestants pour exiger votre... démission. »
De manière surprenante, Pavel Timofti éclata d'un rire à la fois puissant et gênant. Visiblement, les Valdaques ne prendraient même pas la peine d'attendre sa réponse - qui ne serait de toute façon jamais arrivée - pour avancer leurs pions.
Pavel Timofti
Président de la République
« Et ça vous surprend ? Ne vous avais-je pourtant pas dit que les espions d'Ursachi entraient dans notre pays comme on entre dans une pute ? Ne vous en faites pas, j'ai bien compris leur petit jeu. Si je démissionne, ils mettront ma tête sur une pique et la baladeront dans toute la capitale. Si ce putain de tzigane veut la guerre, alors il l'aura. »
Ion Luca Ureche s'essuya le front avec un petit mouchoir de poche tout en observant le président nistrove. Celui-ci était plongé dans ses pensées : seuls les gargouillis de son estomac malade venaient troubler, de manière assez ridicule, le silence glacial qui enveloppait la pièce.
Pavel Timofti
Président de la République
« ...alors ?! Pourquoi vous restez planté là ?! Vous n'avez rien d'autre à me dire ? Où est Voronin
(le chef des services de renseignement) ? »
Ion Luca Ureche
Conseiller spécial de Pavel Timofti
« Ah, oui, je devais vous en parler aussi, monsieur le président... Victor Voronin est introuvable, sa famille ne l'a pas vu depuis deux jours. »
Pavel Timofti
Président de la République
« Je vois... ils l'ont donc kidnappé... »
Ion Luca Ureche
Conseiller spécial de Pavel Timofti
« ...qui ça, monsieur le président ? Vous savez quelque chose ? »
Pavel Timofti
Président de la République
« Qui ? Les extraterrestres, bien évidemment ! Petru Ursachi m'a envoyé une lettre à l'instant, lisez vous-même. »
Le conseiller "spécial" saisit le document et le lut en diagonale. D'un air dubitatif, il la redonna à son chef.
Ion Luca Ureche
Conseiller spécial de Pavel Timofti
« Si je puis me permettre, cela ne ressemble pas vraiment à une déclaration de guerre. Vous croyez que les Valdaques sont impliqués ? »
Pavel Timofti
Président de la République
« C'est limpide : depuis la mort du youpin
(Avram Șor) ils se servent de Pasat pour m'éliminer. Mais ça ne se passera pas comme ça, vous pouvez me croire ! »
Ion Luca Ureche
Conseiller spécial de Pavel Timofti
« Je ne sais pas quoi dire, monsieur le président... peut-être qu'ils ont raison au fond ? Vous êtes à à peine deux mois des élections présidentielles. Si vous partez, peut-être que les choses se calmeront... »
Le président était devenu livide, non pas à cause des paroles de son conseiller, mais parce que son ventre lui faisait à nouveau un mal de chien. Il sentait qu'il devrait retourner au petit coin sous peu.
Pavel Timofti
Président de la République
« Il en est absolument hors de question ! Je ne laisserais pas Ursachi m'humilier et humilier la Nistrovie, vous m'entendez ? Maintenant dégagez si vous n'avez plus rien à me dire. »
Sans attendre que son interlocuteur se soit remis de cette gueulante, le président quitta son bureau d'un pas rapide et mal assuré, toujours avec la lettre de Petru Ursachi en main. En sortant, il se tourna vers sa secrétaire avant de lui ordonner, de manière fébrile et pressante.
Pavel Timofti
Président de la République
« Nadejda ?! Appelez la préfecture et dites-leur de virer les ordures qui me pourrissent la vie depuis la rue. Ça fait trop longtemps qu'ils me font chier : à partir d'aujourd'hui nous rendrons coup pour coup. »
La secrétaire acquiesça et s'empara de son téléphone. Pavel Timofti traversa le couloir en courant et, alors qu'il était à deux doigts d'atteindre le point de non-retour, enfonça la porte des toilettes pour poser promptement son derrière sur le trône. Deux minutes plus tard, il poussa un soupir de soulagement avant de se rendre compte qu'il ne restait plus de papier toilette. Dépité, il tourna son regard vers sa main gauche qui tenait encore la lettre de Petru Ursachi, désormais toute froissée. Il esquissa alors un sourire et murmura : "
voilà ce que j'en fais de ta lettre et de ton 'amitié', Ursachi".